« ”Un Puissant” (2020) figure un homme mûr, regardant fixement le spectateur. Sa stature élégante, sa montre bracelet, son costume sombre sur lequel émerge une pochette bleu cobalt, ses deux mains croisées avec assurance et son air décidé, expriment un être riche, un homme qui a réussi socialement, un possédant auxquels des moyens confèrent diverses formes de « puissance ». S’il est représenté sur ce tableau de manière si remarquable, peut-être pourrait-il être le commanditaire du tableau ? En réalité, Fabien Boitard n’a pas réalisé le portrait d’un homme connu. Il a trouvé cette figure d’anonyme sur Internet et l’a utilisée pour produire un portrait au sens classique du genre pictural. Le second tableau, ”Un Puissant 2” », suspendu à côté du premier, montrera le même sujet réalisé avec la même application. Mais cette fois, la toile sera brutalement déchirée sur une bande d’environ dix centimètres de large, partant du haut de la tête du personnage jusqu’à son col. Cette partie peinte minutieusement puis arrachée brutalement, pendra le long du buste et révèlera des motifs réalisés à son revers : des têtes de mort, des crânes empilés les uns sur les autres. Ces deux ”Puissants” masquent donc d’autres figures, qui surgissent au moyen d’un étrange rituel de destruction. Revisitant le genre de la vanité, le peintre invite à méditer sur un Narcisse contemporain laissant glisser sur sa cravate la multitude mortelle, l’humanité éphémère, les cadavres innombrables des êtres dont lui-même suivra la destinée commune. La condition de l’art, semblent dire ces toiles de Boitard, repose sur ces deux tendances inexorablement nouées, et qu’un geste radical rend visibles : une fascination à l’égard des Pouvoirs qui commandent (dans tous les sens du terme) et une attention au destinataire ultime de la création, l’Humanité en son épaisseur non illusoire, réelle dans sa finitude. »…
« Un 3ème puissant ”Le Mécène”, (huile sur toile) sera exposé par Fabien Boitard dans la niche destinée habituellement aux affiches des expositions du Frac. Cette fois, la figure peinte est bien inspirée par l’un de ces grands mécènes qui ont pris tant d’importance dans le monde de l’art actuel : il s’agit de Bernard Arnault, le patron de LVMH (et l’on songera à tous les Bernard qui ont constitué de belles collections et de grandes fondations avec leur puissance financière, à tous les bernard-l’hermite du marché de l’art aussi). La cravate, peinte aux couleurs de l’enseigne de son propriétaire devenu à son tour invisible car démasqué, fera encore signe vers l’humanité, mais une humanité consumériste désormais, bien autant mortifère que lorsqu’on la représentait au moyen de squelettes empilés… Le consommateur mondialisé n’est plus le doux agneau mangé par le loup de la fable classique. Il collabore à cette nouvelle aliénation qu’est le miroir insensé de la « communication » et des parts de marché à prendre. Le geste du peintre, en déchirant sa toile, est une affirmation de son insoumission à l’égard des princes comme de la multitude, une manière rude de faire éclater les mensonges recto-verso. Mais on doit constater que ce geste le pousse à une forme d’annihilation dangereuse. La révolte n’est pas sans risque pour lui- même : si les affaires du mécène peuvent pousser la création en art-mort (comme on dit « ballon-mort » en sport) et si le public ne sait pas faire la différence entre l’essentiel et le toc, c’est par la destruction de son savoir-faire, de son savoir-oeuvrer, que l’artiste sera tenté. Autrement dit, la caste des puissants (commanditaires, institutionnels ou privés) et le peuple (l’humanité) ne sont pas les seuls « périls » entre lesquels le créateur doit naviguer. Ses stratégies de refus peuvent se retourner contre lui, ambivalente « victime collatérale » des impasses vaniteuses. Les tableaux déchirés de Fabien Boitard assument tous ces risques, d’une façon tout autant physique que conceptuelle, violente que calculée, pleine de doute qu’assumée concrètement. Ils viennent à la suite d’innombrables autodestructions qui ont été nécessaires à la dynamique de la modernité mais dont on peine à se satisfaire lorsqu’elles n’aboutissent à rien…de puissant ! »…
Emmanuel Latreille Directeur du FRAC OCCITANIE-31 mars 2021